"Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu'il vous faut." Ciceron

Le bonheur d’être triste

Synthèse & résumé À propos du livre Biographie de l'auteur

Préface de Christophe André

Le bonheur d’être triste de Susan Cain nous parle de ces moments étranges où il nous apparaît tout à coup évident que notre tristesse est désirable, non seulement parce qu’elle est douce, mais aussi parce qu’elle est féconde, révélatrice, qu’elle dévoile un univers auquel nous ne sommes habituellement pas attentifs. Elle nous fait réfléchir à ce qui compte vraiment dans nos vies : l’amour et le lien. Le bonheur d’être triste…

Introduction – La force du doux-amer 

« Toujours nous regrettons un autre monde, un monde différent. »  Vita Sackville-West

A l’époque de ses études de droit, Susan Cain écoutait avec bonheur la musique douce-amère de son musicien préféré, Leonard Cohen. Un ami lui a demandé pourquoi elle écoutait de la musique d’enterrement. Elle s’est interrogée les vingt-cinq années suivantes sur cette remarque. Pourquoi la musique nostalgique lui semblait si réconfortante ? Pourquoi cela prêtait-il à rire ? Susan Cain a compris qu’il s’agissait de grandes questions centrales, que la culture contemporaine ne nous a pas habitué à se poser, ce qui nous appauvrit considérablement.

Ce livre porte sur le caractère mélancolique, appelé le « doux-amer » : une tendance à la tristesse intense, à l’insatisfaction ; une sensibilité aiguë au passage du temps ; une joie douloureuse face à la beauté du monde. Le doux-amer, c’est aussi la conscience que les ténèbres sont toujours associées à la lumière, la mort à la naissance, la peine au plaisir. 

Le doux-amer, c’est aussi une force tranquille, une manière d’être dans ce monde entaché de mille défauts, mais à la beauté opiniâtre.  Le doux-amer nous montre comment réagir à la douleur : en l’identifiant comme telle et en essayant de la changer en art, en créativité, en transcendance, en tout ce qui peut nourrir l’âme. Cette idée est au cœur de ce livre.

Dans le pire des cas, le tempérament doux-amer se désespère de ne jamais pouvoir atteindre ce monde à la beauté parfaite. Mais dans le meilleur des cas, il tente de le réaliser.  Cet état auquel nous aspirons, « le Monde beau et parfait », c’est le jardin d’Éden, le royaume des Cieux.  Nous tendons tous la main vers les cieux.  Pour accéder à ce royaume, les accès sont partout, et innombrables : une promenade en forêt, la médiation, la musique, la prière…

Première partie – Tristesse et aspirations

Comment transformer la souffrance 

en créativité, en transcendance et en un amour ?

Chapitre 1À quoi sert la tristesse ?

En 2010, Pete Docter, réalisateur connu de Pixar, eut une révélation : les émotions servent à nous rattacher les uns aux autres. Et de tous les sentiments, la tristesse était l’agent de liaison suprême. « Soudain, j’ai eu l’idée qu’il fallait exclure la Peur de mon histoire, et établir un lien entre la Tristesse et la Joie. »  Dacher Keltner, influent professeur de psychologie à Berkeley explique : « La Peur nous protège, la Colère nous évite de nous laisser exploiter, la Tristesse sert à déclencher la compassion. » Celle-ci réunit les gens, et aide à réaliser à quel point compte notre communauté.  

La tristesse dont provient la compassion est un agent de connexion et d’amour, « la force unificatrice universelle ».  Vous réagissez à la souffrance de gens que vous ne connaissez même pas comme si elle était la vôtre.  En fait, c’est la vôtre.  La tristesse a le pouvoir de nous unir, c’est l’union des âmes.  Si nous pouvions honorer un peu plus la tristesse, nous pourrions peut-être y voir le pont dont nous avons besoin pour nous connecter les uns les autres et rejoindre, de l’autre côté, la joie de la communion.

Chapitre 2Pourquoi cherchons-nous l’amour parfait et inconditionnel ?

Dans le film « Sur la route de Madison », Francesca vit dans un petit bourg de l’Iowa, une vie tranquille et un peu limitée, avec sa famille.  Un jour, alors qu’elle est seule, elle croise un photographe du National Geographic… ils partagent quatre jours d’amour passionné.  Il la supplie de s’enfuir avec lui.  A la dernière minute, elle renonce.  Elle sait que le photographe et elle ont déjà atteint le monde parfait et beau. Et qu’il est temps maintenant de redescendre vers le monde réel. S’ils tentent de vivre pour de bon dans l’autre, il leur échappera, comme s’ils n’y avaient jamais accédé. L’âme sœur n’existe pas.  Nous éprouvons cette même aspiration de transcendance quand nous entendons l’Ode à la joie, quand nous contemplons les chutes du Niagara ou que nous nous agenouillons sur un tapis de prière. Face aux romans racontant une idylle bouleversante de quatre jours, la bonne attitude n’est donc pas de refuser leur sensiblerie absurde, mais de les voir pour ce qu’ils sont vraiment : équivalents à la musique, à la cascade, à la prière. 

Le philosophe suisse Alain de Botton a publié un essai intitulé « Pourquoi vous n’épouserez pas la bonne personne ? ».  Nous ferions mieux de renoncer à l’idée romantique qu’il existe un être parfait, capable de satisfaire tous nos besoins et aspirations.  Une des plus graves erreurs que nous commettons au sujet de nos relations amoureuses est d’espérer l’amour inconditionnel de notre moitié perdue. Mieux vaut admettre les imperfections de notre partenaire et essayer de remédier aux nôtres. Le fantasme de la moitié perdue nous empêche d’apprécier les partenaires que nous trouvons ; nous comparons constamment leur réalité pleine de défauts aux « choses formidables que nous imaginons à propos d’inconnus ».  Alain de Botton propose l’exercice suivant intitulé « La rêverie anti-romantique » : imaginer les déficiences de séduisants inconnus. « Choisissez la personne qui vous attire le plus, ordonne Alain. Imaginez en détail cinq manières dont elle pourrait s’avérer très difficile à supporter au bout de trois ans de vie commune. Regardez-la droit dans les yeux. » … Tentez l’exercice ! Éloquent.

Sur la route de Madison n’est pas seulement une description de l’amour, mais aussi de notre aspiration à la transcendance. Au fil de la relation amoureuse, la vie réelle intervient.  Vous découvrez que votre partenaire évite instinctivement l’intimité, alors que vous la recherchez avidement. Vous découvrez que vous êtes maniaque et qu’il est tout le contraire. Dans les meilleures relations, vous pouvez rester unis par la plus intense des affections.  Le plus vraisemblablement, votre relation aura la forme d’une courbe qui s’approche de ce à quoi vous aspirez, sans jamais l’atteindre. Nous voulons quelque chose de plus épanouissant, de plus intime. Nous voulons Dieu. Quand vous êtes allé à un concert écouter votre chanteur préféré, c’était le divin.  Quand vous avez rencontré l’être aimé et que vous vous êtes regardés, c’était le divin. Quand votre petite fille de 5 ans vous a déclaré « Merci de m’aimer autant », c’était le divin. Dans la vraie vie, le concert prendra fin à 23 h, votre relation amoureuse sera imparfaite comme les autres, un jour votre fille hurlera qu’elle vous déteste. Tout cela est prévisible. Francesca n’aurait pas pu vivre heureuse avec le photographe, parce qu’il ne représentait pas un homme réel, pas même l’homme « parfait » ; il représentait l’aspiration même. Sur la route de Madison nous parle de ces moments où nous entrevoyons notre paradis, de ces instants fugaces, qui peuvent compter davantage que tout ce qui vous est arrivé.

Chapitre 3La créativité est-elle associée à la tristesse, la nostalgie, à la transcendance ?

Léonard Cohen a perdu son père à l’âge de 9 ans.  Il devait écrire des centaines de vers sur le chagrin, le manque et l’amour.  Aucune de ses histoires d’amour ne durait : c’est dans l’état d’insatisfaction qu’il existait le mieux en tant qu’artiste. La quête visant à transformer la souffrance en beauté est l’un des grands catalyseurs de l’expression artistique.

Il n’est même pas nécessaire de créer nous-mêmes de l’art. « Les gens qui pleurent devant mes peintures ont la même expérience religieuse que moi en les peignant », déclarait Mark Rothko.  Les artistes ont le pouvoir de vous emmener.  Dans le cas de Susan Cain, c’est de Léonard Cohen que venait l’offrande créative.  Il lui semblait être son âme sœur, l’incarnation de tout ce qu’elle avait toujours ressenti au sujet de l’amour et de la vie et des lieux où cela pouvait la mener.  L’histoire de Léonard Cohen illustre l’idée de la brisure qui donne accès à la transcendance. Nous voulons tous être transportés dans le monde beau et parfait.   C’est souvent à des moments de transition de vie ou concernés de près par la mort, autant de portes pour l’éveil spirituel et créatif, que nous sommes le plus réceptifs pour accéder au sens, à la communion, à la transcendance.  Les fins cèdent la place aux commencements, les commencements cèdent la place aux fins.  Des parties de nous-même meurent, d’autres surgissent à leur place. Il s’agit alors de transformer la souffrance de l’impermanence en transcendance.

Chapitre 4 Comment supporter la perte d’un amour ?

Vous souffrez parce que vous aimez. La meilleure réponse à la souffrance est de vous immerger plus profondément dans votre amour. Et c’est exactement le contraire de ce que la plupart d’entre nous avons envie de faire. Nous voulons éviter la douleur, écarter l’amer en aimant un peu moins le doux. Mais « ouvrir votre cœur à la souffrance, c’est ouvrir votre cœur à la joie », comme le dit Steven Hayes, fondateur de l’ACT (thérapie d’acceptation et d’engagement).  Il nous apprend à explorer l’amer et à embrasser le doux, à utiliser la souffrance comme source d’information sur ce qui compte le plus pour nous, et à agir en conséquence. Se connecter avec ce qui « compte », c’est comprendre ce que la douleur de la perte peut vous révéler, quelles personnes et valeurs comptent le plus pour vous. L’action engagée consiste à agir selon ces valeurs. « Votre perte peut devenir l’occasion de privilégier ce qui a le plus de sens pour une vie qui vaille la peine d’être vécue. »

Comme le suggère l’histoire de Maya Angelou, beaucoup de gens réagissent à la perte en guérissant chez autrui les blessures dont ils ont eux-mêmes souffert. Le « guérisseur blessé », expression conçue par Jung, est l’un des plus anciens archétypes de l’humanité. Dans la mythologie grecque, le centaure Chiron fut atteint par une flèche empoisonnée qui lui infligea une terrible souffrance, mais aussi des pouvoirs de guérisseur. Dans les cultures chamaniques, les guérisseurs doivent subir d’abord un processus d’initiation incluant de grandes douleurs.

Le meilleur moyen de guérir ? Guérir les autres. Nous devons nous lier d’amitié avec la tristesse, nous accrocher à nos pertes et les porter comme des enfants bien-aimés. Accepter ses souffrances est le seul moyen de s’en sortir.  Beaucoup d’entre nous sont bel et bien des guérisseurs blessés.  Notre quête d’amour n’a pas besoin d’être héroïque. Nous pouvons adopter un chien orphelin, nous engager comme enseignant, sage-femme ou pompier, prêter plus d’attention à notre famille et à nos amis. Ou nous mettre à la méditation de l’amour bienveillant.

Deuxième partie – Gagnants et perdants

Comment vivre et travailler authentiquement 

dans une tyrannie de la positivité ?

Chapitre 5Comment une nation fondée sur tant de chagrins a-t-elle pu se changer en une culture du sourire normatif ?

La positivité forcée est aussi l’histoire de la culture américaine.  En incluant la déclaration d’indépendance, elle inclut l’annihilation du mode de vie des amérindiens et de leur culture. Elle est imprégnée du sang et des larmes de l’esclavage. Ajouté à cela, les multitudes d’immigrés fuyant la famine et le génocide, franchissant les mers pour venir fonder un foyer avec le serment de ne plus jamais parler du passé. Une culture américaine imprégnée de calvinisme dans laquelle le ciel n’existait que pour les prédestinés et pour être destiné, il fallait montrer un travail incessant, être parmi les gagnants.

Ensuite, le calvinisme fut remplacé par la nouvelle religion des affaires, selon laquelle on était prédestiné non au ciel ou à l’enfer, mais à la réussite ou à l’échec sur cette Terre, avec le milliardaire comme grand prêtre et modèle suprême. Le terme perdant éveillait désormais le mépris et non l’empathie. La perte devint un état à éviter, en cultivant inlassablement l’état d’esprit et les comportements d’un gagnant. La perte et le chagrin venaient-ils d’un mystérieux défaut présent dans l’âme de chaque homme d’affaires ruiné ? L’échec fut de plus en plus attribué à ce genre de défaut. 

Le mouvement de la Nouvelle Pensée, focalisée sur le pouvoir qu’a notre esprit de guérir la maladie et de générer le succès financier, substitua la foi en un dieu indulgent et en un univers de bonté où chacun pouvait guérir et s’épanouir à condition d’adopter un point de vue impitoyablement positif.  La bienséance interdit de parler de ses petites misères, de ses sensations désagréables, de ses tracas de la vie.  Les enfants doivent dissimuler leur tristesse : « Vous n’avez qu’à vous forcer à garder le sourire et siffloter un petit air, et tout ira bien. » Dans La Puissance de la pensée positive, Norman Vincent Peale conseille : « Quand une pensée négative vous traverse l’esprit, opposez-y volontairement une idée positive. » En 1929, avec la crise, les gens acceptaient l’idée que c’était leur faute, ils avaient honte de leur échec personnel. Le mot « loser » s’est imposé. Le respect pour les gagnants et le mépris pour les perdants a clairement modelé la vision du monde de l’ex-président Trump : il a présenté John McCain, héros de la guerre du Vietnam, comme un perdant parce qu’il avait été prisonnier de guerre…Trump puisait spontanément dans notre héritage culturel.

Susan Cain déclare :« Cela me rappelle ce que j’ai ressenti il y a bien longtemps, pendant mes études à Princeton. J’avais l’impression que tous les autres étudiants menaient une vie parfaite. Ils n’avaient pas une mère affolée qui les interrogeait chaque soir au téléphone ; ils ne pleuraient pas un passé perdu, ils ne rêvaient pas d’un avenir confusément imaginé. Ils étaient déjà arrivés là où ils étaient censés aller, et ils semblaient y être depuis toujours. » Qu’est ce qui se cachait derrière la séduisante surface de Princeton ? Les étudiants expliquent « la perfection sans efforts », cette obligation d’apparaître comme un gagnant, sans même avoir à essayer. Socialement, « la perfection sans efforts » désigne cette grâce désinvolte qui vous permet d’être accepté dans les restaurants les plus sélectifs rien qu’en vous présentant et en étant (apparemment) vous-même. Vous êtes censé dire que tout est formidable dans votre vie.  Comment parvenir à voir nos tristesses et nos insatisfactions non pas comme la marque d’une indignité secrète, mais comme des éléments de notre humanité ? Comment comprenons-nous qu’il faut accepter le perdant qui est en nous, au même titre que le gagnant – le doux et l’amer – pour transcender, trouver le sens, la créativité et la joie ?

Chapitre 6Comment transcender la positivité forcée sur le lieu de travail ?

Susan, psychologue, fait des recherches sur le refoulement émotionnel.   « Lorsque les émotions sont mises de côté ou ignorées, elles deviennent plus fortes. Les psychologues parlent d’amplification. Comme ce délicieux gâteau au chocolat dans le réfrigérateur auquel vous ne voulez pas penser et dont l’emprise se fait plus forte. Vous croyez maîtriser les émotions indésirables quand vous les ignorez, mais en fait ce sont elles qui vous maîtrisent. La souffrance intérieure finit toujours par sortir. Toujours. Et qui en paie le prix ? Nous. « Le monde du travail est rempli d’une souffrance ordinaire qui n’a rien de spectaculaire. »  A la Silicon Valley, il y a beaucoup de surcompensation.  Le désir qu’ont les perdants de devenir des gagnants les achèvent bien souvent. La mission de Susan, c’est d’aider ces gens abattus, à revenir dans leur humanité, à leur « Je suis ».

Troisième partie – Mortalité, impermanence, chagrin

Comment faut-il vivre, sachant que nous allons mourir, ainsi que tout ce que nous aimons ?

Chapitre 7Faut-il tenter de vivre éternellement ?

Quel est ce mal que l’on ressent après un décès, même s’il s’agit de quelqu’un qui ne fait plus partie de votre quotidien depuis très longtemps ? Ce qui a été ne sera plus jamais.  Comment sommes-nous censés vivre une chose aussi impensable ? Comment devons-nous vivre sachant que nous allons mourir ?  Pour la plupart, nous acceptons notre mortalité en faisant comme si elle ne devait pas nous arriver, personnellement.  La plupart des enfants ne pensent pas à la mort. Ils croient que leurs parents sont immortels, et ils croient l’être eux-mêmes, par extension. Les parents servent de protection. Quand vous réalisez que les êtres qui vous ont créé sont morts, le mur protecteur disparaît. Une ligne directe vous relie à la mort. Cette question de mortalité nous écrase depuis l’aube de la civilisation.

Dans le bouddhisme comme dans l’hindouisme, la récompense n’est pas l’immortalité, mais l’absence de réincarnation. Dans le christianisme, le rêve n’est pas de remédier à la mort, mais d’entrer au paradis.  Nous aspirons à retrouver la source même de l’amour, à un monde beau et parfait et cette aspiration est notre nature tout entière, dans ce qu’elle a de meilleur et de moins corrompu, de plus noble et plus humain.  La tristesse, l’insatisfaction et peut-être la mortalité même sont une force unifiante, qui mène à l’amour. Et notre tâche la plus difficile est d’apprendre à emprunter ce chemin.

Chapitre 8Faut-il tenter de surmonter le chagrin et la permanence ?

Le poète bouddhiste japonais Issa s’est marié tard, à 51 ans, en 1814. Il avait eu une vie difficile. Sa mère était morte quand il avait deux ans, sa belle-mère le fouettait 100 fois par jour, et il veilla sur son père, atteint de typhoïde, jusqu’à sa mort. La femme d’Issa donna naissance à deux fils, dont chacun mourut au bout d’un mois, puis à une fille, Sato, qui mourut avant ses deux ans de la variole. Issa est l’un des « Quatre Grands » maîtres japonais du haïku. Le poète au cœur brisé évoqua son incapacité à accepter l’impermanence : « Je concède que l’eau ne saurait retourner à sa source, ni les fleurs à leur branche, et pourtant les liens de l’affection sont difficiles à rompre. » Notre vie est aussi éphémère qu’une goutte de rosée. À la question « Comment faut-il vivre, sachant que nous allons mourir ? », la réponse des bouddhistes est de pratiquer le non-attachement : il faut aimer, mais ne pas s’accrocher à ses désirs ou à ses aversions. 

Il y a une grande différence entre conscience et acceptation. Comment vivre, en sachant que nous allons mourir, comme tous ceux que nous aimons ? Issa nous dit : Vous n’avez pas à accepter l’impermanence. Il suffit d’en avoir conscience, et d’en sentir la douleur. Parce qu’en fin de compte, c’est ce qui nous connecte tous.  Issa nous invite à la tristesse partagée d’être mortel, à l’insatisfaction commune face à notre humanité.  

En Occident, il existait jadis une tradition appelée « ars moriendi », l’art de mourir. Ces guides extrêmement populaires enseignaient comment bien mourir.  Une version écrite en latin en 1415 connut plus d’une centaine d’éditions dans toute l’Europe. Mais dans les années 1930, le lit de mort avait quitté la maison familiale.  Les gens mouraient désormais à l’hôpital, loin des regards. La mort est honteuse et n’arrive qu’aux autres. Les personnes ayant perdu un être cher doivent se tenir droites.  Nous devons témoigner de l’admiration sociale aux personnes endeuillées qui dissimulent leur chagrin, au point que personne ne se douterait qu’il est arrivé quelque chose.  

Susan Cain propose une autre vision des choses en montrant que vivre dans un état doux-amer, avec une intense conscience de la fragilité de la vie et de la souffrance de la séparation, est une force insuffisamment appréciée et une voie inattendue menant à la sagesse, à la joie et surtout à la communion. Quand des enfants pleurent une perte, ils pleurent en partie parce que nous leur avons malgré nous inculqué cette illusion : les choses sont censées être entières ; la vraie vie, c’est quand tout va bien ; la déception, la maladie et les mouches au pique-nique sont des écarts par rapport à la vraie route.  Et pourtant, le caractère éphémère des choses constitue pour les enfants, autant que pour les adultes, un soulagement, comme la fin des illusions.  L’état d’émotion poignante est l’émotion la plus riche qu’éprouvent les humains, celle qui donne du sens à la vie.  C’est l’état où l’on se trouve quand on pleure de joie, dans ces moments précieux qui signalent leur propre fin imminente. Quand nous fondons en larmes devant un enfant bien-aimé qui patauge dans une flaque, nous ne sommes pas simplement heureux, nous apprécions implicitement que ce temps-là aura une fin, que les bons moments s’envolent autant que les mauvais, que nous allons tous mourir un jour. L’admettre est un comportement adaptatif. 

En vieillissant, vous savez, avec certitude, que votre perspective se rétrécit, et s’approfondit. Vous commencez à vous concentrer sur ce qui compte le plus et souhaitez que le temps qui vous reste soit chargé d’amour et de sens. Vous pensez à la trace que vous allez laisser, vous savourez le simple fait d’être en vie. La conscience de l’impermanence, nous pousse à faire les choix de vie d’une personne plus sage.

En mettant l’accent sur le non-attachement, les traditions orientales proposent une autre vision du deuil. Il ne s’agit pas de nier le chagrin ni l’amour, mais d’une forme plus élevée l’amour. Il s’agit d’aimer sans s’attacher. Sri Sri Ravi Shankar nous dit : « Même l’amour immense que vous avez pour votre enfant peut être attaché ou non attaché.  Aimer votre enfant pour ce qu’il est, est une chose.  Aimer votre enfant parce que c’est le vôtre, en est une autre.  Aime sans attachement, c’est aimer l’enfant pour ce qu’il est.  Aimer votre enfant parce que c’est le vôtre, c’est aimer avec attachement.  Vous devriez aimer plus d’enfants comme s’ils étaient les vôtres, exactement comme vous aimez vos fils.  Quand vous élargissez votre attachement, le détachement advient.  Un sentiment de sagesse plus large entre dans votre vie. »

Nous avons besoin de nous aider mutuellement à nous rappeler que le chagrin est une émotion multifonctions. On peut être triste et heureux, on peut avoir du chagrin et pouvoir aimer dans la même année ou la même seconde. Nous devons nous rappeler qu’une personne endeuillée pourra à nouveau rire et sourire.  On peut avancer, mais ça ne signifie pas qu’on passe à autre chose.

Chapitre 9Héritons-nous de la souffrance de nos parents et de nos ancêtres ?  Si oui, pouvons-nous la transformer, plusieurs générations après ?

Comprendre la mort, c’est comprendre la vie ! déclare le psychothérapeute Simcha Raphael.  Il a vu tant de proches mourir et pourtant, il croit qu’entre ce monde et le prochain, il existe non pas un mur, mais une fenêtre que notre société mortiphobe nous empêche de voir.  Grace à lui, Susan Cain prend conscience que lorsqu’elle pleure sa mère, elle porte le chagrin de toute sa génération victime de la Shoa.  Maintenant, elle peut maintenir le lien avec ses ancêtres sans pour autant rester accrochée à leur souffrance. 

Yehuda travaille dans le domaine de de l’épigénétique : l’étude de la façon dont les gènes s’activent ou se désactivent en réponse aux changements environnementaux dont l’adversité.   Yehuda a créé une clinique destinée aux survivants de la Shoah à New York. Son intention était de soigner les survivants mais les survivants sont restés chez eux, pensant qu’aucun médecin ne pourrait comprendre ce qu’ils avaient vécu. Ce sont leurs enfants qui venaient. Des enfants perturbés parce qu’ils avaient été témoin du chagrin de leurs parents.  La douleur peut durer une vie entière, mais il peut aussi durer plusieurs vies. C’est la souffrance se transmet de génération en génération, la guérison pourrait en faire autant. Des effets environnementaux négatifs sont réversibles. 

Comment revenir à soi ?

Pourquoi sommes-nous si nombreux à aimer la musique triste ? Ceux qui préfèrent les chansons gaies les écoutent en moyenne 175 fois.  Ceux qui préfèrent les chansons « douces-amères » les écoutent près de 800 fois.  Ils disent ressentir une « connexion plus profonde » avec la musique. Ils déclarent aux chercheurs qu’ils associent les chansons tristes à la beauté intense, à la connexion profonde, à la transcendance, à la nostalgie et à notre humanité commune, tout ce qu’on qualifie d’émotions sublimes.  Une sonate au clair de lune peut être thérapeutique pour les personnes en proie à une perte ou à une dépression ; elle peut nous aider à accepter les émotions négatives au lieu de les ignorer ou de les refouler ; elle peut nous montrer que nous ne sommes pas seuls dans nos chagrins.Les airs joyeux veulent nous faire danser dans la cuisine et inviter des amis à dîner, mais c’est la musique triste qui nous donne envie de toucher le ciel. Voilà, ce que c’est le bonheur d’être triste !

Laurence de Vestel Novembre 2022 oltome.com©2022

« Le bonheur d’être triste » de Susan Cain est un livre qui m’a beaucoup interpellé.  Je me suis souvent demandée pourquoi une musique ou une scène de cinéma, un ballet, une phrase d’un livre pouvaient me faire pleurer.  Et pourquoi en être honteuse.  En effet, nous vivons dans un monde où être triste, ou ému est interdit ou moqué. J’ai eu plein de réponses à mes questions !

J’ai découvert avec ce livre que « la tristesse est l’émotion qui sert à déclencher la compassion, qu’elle est le meilleur agent de connexion et d’amour,  « la force unificatrice universelle » par excellence.  La tristesse a le pouvoir de nous unir, c’est l’union des âmes.  Si nous pouvions honorer un peu plus la tristesse, nous pourrions peut-être y voir le pont dont nous avons besoin pour nous connecter les uns les autres et rejoindre, de l’autre côté, la joie de la communion. »

 

Oltome - Susan Cain

Susan Cain est née en 1968 aux Etats-Unis. Elle est coach, consultante, écrivaine, formatrice et conférencière. Elle a étudié à Princeton et à la Harvard Law School. Elle a pris conscience de la force des introvertis en participant à des négociations juridiques complexes où sa patience et sa discrétion lui permettaient souvent de prendre le dessus sur ses confrères plus brillants mais trop emportés. Son livre Quiet (2013 - La force des discrets) est un best-seller international qui est resté près de deux ans sur la liste des meilleures ventes américaines. En 2022, elle édite "Le bonheur d'être triste", qui met en avant la tristesse, le doux-amer ou la mélancolie, une force trop ignorée dans une société où la quête du bonheur à tout prix ne nous rend pas heureux. Elle nous invite à reconsidérer la puissance sociale, créatrice et consolatrice de cette émotion si injustement disqualifiée. Quels pouvoirs nous confère une vision mélancolique de l'existence, et pourquoi sommes-nous restés si longtemps indifférents à sa valeur ? Elle nous montre combien, à la source des plus grandes réalisations humaines, créativité et mélancolie sont indissociables.

Elephant Oltome

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